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Des conscrits au service du complexe militaro-industriel en Egypte

.: le 28 août 2017

Jamal Boukhari décrit comment l’armée égyptienne exploite un grand nombre de conscrits, qui constituent une main-d’œuvre presque gratuite, corvéable à merci. Elle les met au service de ses intérêts et des nombreuses structures et industries qu’elle contrôle à travers tout le pays.

Dans une salle de réunion de la Fédération des industries égyptiennes, un général de la National Service Authority NSA (Autorité du service national) appartenant à l’armée tient le 30 avril 2017 une réunion à huis-clos avec des membres de la Chambre des carrières et de l’industrie du marbre pour les informer que la NSA a commencé à bâtir quatre grands complexes de fabrication de marbre qui viennent s’ajouter à trois autres usines. Le général confirme que l’objectif est de fabriquer un million de mètres carrés de marbre, soit 80 % de la production totale de l’Égypte. Il ajoute que l’armée est capable d’assurer le financement du projet, la fourniture de la main-d’œuvre ainsi que la rapidité d’exécution du projet en question mais qu’elle a encore besoin de l’expérience des propriétaires des usines.

Les participants à la réunion sont sous le choc. L’un d’entre eux, Ihab Mahmoud, déclare que cette décision risque de faire fermer son usine, qui souffre déjà de la récession depuis la révolution de 2011. Il met en garde contre les effets d’une décision qui risque de laisser des milliers de personnes sans emploi dans ce secteur.

L’irruption de l’armée dans cette industrie fait suite à sa mainmise sur les carrières. En 2014, le gouvernement a en effet publié un décret qui donnait à l’armée le droit d’œuvrer et de diriger la plupart des carrières. La première décision de l’armée après le décret a été de tripler les prix du droit d’exploitation, ce qui a mené à l’aggravation de la crise de ce secteur. Selon Mohamed Abdel Maqsoud, investisseur dans l’industrie du marbre et membre de la Chambre des carrières de la Fédération des industries égyptiennes, l’armée est un concurrent potentiel très puissant qui pourrait détruire ce qu’il reste de cette industrie en faillite. « Maintenant, l’armée a les matières premières nécessaires gratuitement, ainsi que la main-d’œuvre fournie par les conscrits, et elle ne paye pas de transports, d’impôts ni de taxes douanières. Comment pouvons-nous résister à cette concurrence ? », s’est écrié Mahmoud pendant le meeting.

L’Autorité du service national est l’une des quatre grandes agences économiques créées et dirigées par l’armée. Elle est maintenant partout : de la construction du nouveau canal de Suez au mégaprojet de construction d’un million de logements ; de la fabrication de matériaux de construction à la direction de la plupart des autoroutes en Égypte ; de l’importation des médicaments et du blé jusqu’à la fabrication des appareils électroménagers ; de la sécurité à la construction et à la direction d’un réseau de grands clubs ; de la production locale de poisson (la première dans le pays) à la production médiatique. Incontournable, elle s’impose fortement dans la plupart des secteurs économiques en Égypte et inquiète sérieusement le secteur privé.

On peut dire que cette immixion de l’armée dans l’économie n’est pas récente. À l’époque du président Gamal Abdel Nasser déjà, les officiers de l’armée dirigeaient la plupart des entreprises et des usines de l’Égypte socialiste, sans pour autant posséder d’entreprises privées. Mais les ambitions économiques de l’armée sont apparues clairement sous la présidence d’Anouar Al-Sadate (1970-1981). La situation critique de l’Égypte après la guerre israélo-arabe de 1973 a été l’occasion d’intervenir dans la production non militaire. Sadate a donné le feu vert pour mettre en place des structures, nommées « autorités », visant à produire des denrées afin de couvrir ses besoins, et de vendre les surplus sur le marché local. Sadate voulait ainsi baisser les dépenses militaires qui pesaient sur le budget au sortir de la guerre, ignorant qu’en faisant cela, il fabriquait un monstre géant qui deviendrait par la suite le premier acteur économique du pays, avalant plus de 40 % de l’économie selon plusieurs analystes.

Des "autorités omniprésentes"

— Créée en 1979, l’Autorité du service national rassemble 52 grandes entreprises travaillant dans les secteurs de l’agriculture, de la construction et des produits alimentaires et laitiers ainsi que dans les stations-services. Concernant ces dernières, pendant les derniers mois du gouvernement de Mohamed Morsi, l’Égypte a connu une pénurie critique d’essence qui a exaspéré la population. Après la chute de Morsi, l’Autorité du service national a donc pu s’emparer du secteur d’approvisionnement des stations-service et a commencé à diriger un grand réseau de stations-service réparties dans tout le pays sous le label Watania (patriotisme).

Dès 2014, l’Autorité distribuait également des camions de viandes, volailles et autres denrées produites par l’armée dans tout le pays. Elle a également organisé un vaste réseau d’expositions-ventes pour commercialiser ses produits, tous vendus moins cher que chez ses concurrents du secteur privé, grâce aux facilités offertes par l’État.

L’Autorité du service national comprend également Queen Service, une société de sécurité, de gardiennage et de gestion hôtelière qui assure la sécurité privée. Dès 2013, après les grandes manifestations d’étudiants contre le renversement de Morsi, le ministère de l’enseignement supérieur a accepté de confier la sécurisation des universités à des sociétés privées. Queen Service et Falcon, une autre société de sécurité, ont alors obtenu le droit de sécuriser la plupart des universités publiques. Queen Service a conclu en juillet 2013 un autre contrat de sécurisation des stations de métro du grand Caire, pour un montant de 12 millions de livres (580 000 euros) par an.

À côté de la station de Saad Zaghloul, au centre-ville du Caire, se situe le siège d’une brigade de conscrits qui viennent effectuer leur service militaire. Ils sont en réalité affectés à Queen Service. Leur mission est simple : sécuriser et protéger les stations de métro du Caire. « Je vais passer mon temps de service qui va durer deux ans à sécuriser les stations de métro. Je m’estime heureux par rapport aux autres conscrits qui sont sur le front au nord du Sinaï », explique Eid [1], un soldat qui se réveille très tôt pour assurer son service de 7 h à 15 h tous les jours. Il ne sait pas qu’il fait son service militaire obligatoire auprès d’une société privée. « Après 45 jours d’entraînement au début de mon service, explique-t-il, les responsables du camp m’ont envoyé ici avec d’autres conscrits ».

— La deuxième autorité de l’armée est l’Organisation arabe pour l’industrialisation (Arab Organization for Industrialization, AOI), créée en partenariat avec les pays du Golfe après la guerre de 1973. Après la signature du traité de paix entre l’Égypte et l’Israël, les pays du Golfe ont décidé de s’en retirer. Mis à part les matériels militaires, cette organisation est active dans cinq domaines de production civile selon son site Internet : le traitement et l’assainissement des eaux, les projets de chemins de fer, la construction et l’assemblage automobile, les équipements industriels, les pièces de rechange et l’énergie solaire et éolienne. Cette organisation comprend également le groupe Simaf, considéré comme partenaire local du groupe français Alstom pour la construction et l’assemblage des trains du métro de Caire ainsi que des trains égyptiens.

— L’organisation nationale pour la production militaire (National Organization for Military Production, NOMP) constitue la troisième autorité de l’armée qui s’intéresse à la production civile. Comprenant 18 usines militaires et civiles, elle joue un rôle économique très important dans l’Égypte d’Abdel Fattah Al-Sissi.

En juillet 2016, l’Égypte subit une pénurie des médicaments due au manque de dollars. Pour gérer cette crise, le ministère de la santé autorisé le 22 août la NOMP à construire la première usine de production de médicaments anticancéreux en Égypte. Cette usine va couvrir 95 % des demandes de médicaments dans le secteur concerné. Deux mois plus tard, un nouvel accord est signé pour fabriquer des médicaments et des vaccins (humains et vétérinaires).

Toujours en juillet 2016, le ministère de la santé décide d’acheter les médicaments importés à travers un partenariat avec la NOMP. Des seringues et solutions jusqu’aux électrocardiographes et autres équipements médicaux, l’organisation est désormais chargée de gérer les importations de matériels et produits pour les hôpitaux publics et universitaires dans tout le pays.

En décembre 2016, l’Égypte est frappée d’une autre pénurie : celle des boites de lait pour enfants. Pour contenir la colère populaire, le ministre de la santé annonce que l’armée, à travers la NOMP, va distribuer 30 millions de ces boites importées dans les pharmacies.

L’autorité militaire est également présente dans la fabrication d’appareils électroménagers. En juin 2016, elle signe un accord de partenariat avec le groupe chinois Galanz pour fabriquer des climatiseurs domestiques. Trois mois plus tard, les autorités égyptiennes mettent en place des restrictions sur l’importation des climatiseurs.

— Mais c’est l’Autorité de l’ingénierie des forces armées (Armed Forces Engineering Authority) qui a la préférence du président Sissi, tant elle est au service de ses ambitions, notamment des mégaprojets jugés par lui essentiels pour lancer une économie solide et moderne. Les travaux de cette organisation se concentrent sur l’infrastructure et la construction, mais ses activités se multiplient depuis 2014. En mars de cette année-là, avant même d’être élu président, Sissi annonce un projet de construction d’un million d’unités de logements, confié à l’Autorité de l’ingénierie des forces armées. Deux mois après son investiture en juin 2014, il lance en grande pompe son mégaprojet de nouveau canal de Suez construit en un an, visant à doubler le revenu du canal. Et comme à chaque fois, il choisit l’Autorité de l’ingénierie des forces armées pour superviser et achever le projet.

Au cours de la conférence économique de Charm El-Cheikh en mars 2015, le président Sissi révèle une de ses « perles » : le projet de nouvelle capitale, une ville géante qui ressemblerait à Dubaï dans l’est du Caire. L’Autorité de l’ingénierie des forces armées part là encore favorite pour le mettre en œuvre. Deux mois plus tard, une nouvelle société qui porte le nom de Société de la capitale administrative pour le développement urbain est mise en place ; il s’agit d’un partenariat de l’institution militaire avec le ministère du logement. Et c’est cette société — dont le directeur général est un général d’armée — qui négocie aujourd’hui avec un partenaire chinois afin de concrétiser le rêve de Sissi.

En janvier 2016, Sissi donne le signal pour commencer l’aménagement d’1,5 million d’acres (1 acre = 4 000,83 mètres carrés) dans le désert. C’est à nouveau cette autorité qui en est chargée.

Des conscrits "tout bénéfice"

Plusieurs rapports et statistiques ont traité de l’empire économique de l’armée. A contrario des déclarations du président Sissi affirmant qu’il ne représente que 2 % de l’économie égyptienne, plusieurs rapports estiment qu’il en constitue 45 %. Ils avancent même que l’armée bénéficie du puissant réseau des anciens généraux de l’armée qui, à la tête de certains ministères, gouvernorats et services lui donnent la priorité dans les marchés publics. Mais derrière cet empire économique, il y a une autre armée : celle des conscrits qu’on exploite à l’excès dans les entreprises et les projets, voire les mégaprojets qui plaisent tant au président Sissi. Ces soldats deviennent les principaux piliers du rôle économique joué par le régime et l’armée.

Le service militaire est obligatoire en Égypte pour les hommes entre 18 et 30 ans. Il dure de 1 à 3 ans selon leur niveau d’éducation. Parmi les conscrits, une partie se trouve en première ligne de la guerre féroce contre l’organisation de l’État islamique (OEI) dans la province du nord Sinaï qui a fait des centaines des morts parmi eux. L’autre partie est recrutée pour faire fonctionner les services, usines, clubs, boulangeries et projets de l’armée.

Mohamed Ali vient de finir son service militaire de deux ans, qu’il a passé dans une usine de fabrication de couvertures. Il explique : « Je n’avais jamais imaginé que mon service serait effectué dans une usine. Je n’ai porté l’uniforme de l’armée que les 45 jours de l’entrainement. Le reste de mon temps, j’ai été ouvrier, mais presque sans salaire ». Mohamed Ali était payé 300 livres égyptiennes par mois (environ 15 euros) [2], le montant de sa solde en tant que conscrit.

Pendant son service, il se réveillait à 7 h tous les matins pour travailler en usine côte à côte avec des ouvriers civils et il finissait chaque jour à 17 h. « Il y avait des ouvriers civils dans l’usine, mais leur rôle était de superviser ou d’orienter les conscrits », indique-t-il. « Ce n’est pas le rôle des conscrits. Au lieu de confier ces travaux à des salariés civils, on les utilise. En faisant de grandes économies sur les salaires », conclut-il.

Selon les chiffres publiés le 15 mai 2015 par l’agence publique de statistiques (Central Agency for Public Mobilization and Statistics, Capmas), le taux de chômage annuel a atteint 12 % au premier trimestre de 2017. Toutefois dans la tranche d’âge entre 15 et 29 ans, il s’élève à 79 %.

Ahmed Fadl, un ancien conscrit qui a effectué son service dans les travaux de construction du nouveau canal de Suez, détaille : « Pour moi, le problème réside dans le fait que les conscrits n’obtiennent pas de salaire lorsqu’ils exécutent ces travaux. S’il n’y a pas d’autre solution, on doit créer une autorité pour le service civil, au lieu du service militaire. » Il estime aussi que faire appel aux conscrits dans des projets de production civile est un désastre économique pour le pays. « L’armée ne paie pas d’impôts ni de taxes douanières. Donc son intervention dans la production civile est une catastrophe pour le secteur privé. Sans parler des conséquences sur la création d’emplois », finit-il. Et sur les conditions de travail : on se souvient par exemple du sous-traitant militaire du chantier français de la Direction de la construction navale et des services (DCNS) [3] dans le projet de construction des trois corvettes françaises au port d’Alexandrie, Tersana, quand il a licencié en mai 2016 la plupart des salariés pour avoir protesté contre leurs conditions du travail. Ce sont des soldats qui ont achevé les travaux de construction.

Enfin, le monopole de l’armée sur l’importation des boîtes de lait pour enfants a suscité en septembre 2016 un grand mécontentement de la part des employés de l’Egyptian Pharmaceutical Trading Company (Egydrug), qui était la seule à importer ce lait. Ce nouveau monopole militaire est décrit par le porte-parole de l’entreprise, Karim Karm, comme un « coup fatal » porté à l’entreprise qui importe cette marque de lait depuis des dizaines d’années. Il confirme que le sort de ses 5 400 employés est en jeu.

Jamal BOUKHARI © Orient XXI (France)

Jamal Boukhari est journaliste à Orient XXI.

Notes

[1] Tous les prénoms ont été changés et les noms ne sont pas publiés pour préserver l’anonymat des témoins.

[2] NDLR. Le salaire minimum en Égypte avoisine les 1200 livres mensuelles, soit environ 60 euros.

[3] NDLR. Devenu le groupe industriel Naval Group en 2017.

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